ACHILLE MBEMBE DECRYPTE NICOLAS SARKOZY: “L’Afrique de Nicolas Sarkozy”.
Discours de Sarkozy à Dakar: Odieux, indécent et à la limite du vraisemblable
Il
y a quelques jours, et en réponse au discours controversé prononcé par
Nicolas Sarkozy, chef d’Etat français à l’université Cheikh Anta Diop
de Dakar (Sénégal), nous publiions un texte d’Achille Mbembe, “L’Afrique de Nicolas Sarkozy”.
Ce texte a été très largement diffusé en Afrique francophone et en
Europe. Repris par plusieurs organes de presse et dans les médias
alternatifs, il a suscité de vigoureux débats sur plusieurs sites
internet. Il a également donné lieu à de nombreuses réactions et
nouvelles interrogations qui obligent son auteur à préciser sa pensée –
ce qu’il a aimablement accepté de faire dans la note qui suit.
L’on veut savoir pourquoi, à mes
yeux, le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar est odieux, indécent, et à
la limite du vraisemblable.
Il est répugnant pour quatre raisons.
Il y a d’abord la volonté, plusieurs fois suggérée par Nicolas Sarkozy
lors de la récente campagne électorale, d’instrumentaliser l’histoire
de France ou en tout cas de rallier les Français à une vision factice
et agressive du signifiant national. Pour le néo-conservatisme
français, la manipulation de l’histoire nationale passe par trois voies
: la récupération de certaines figures emblématiques de la gauche
(Jaurès, Blum, Moquet), le procès intenté à la culture et à la pensée
dite de “Mai 68”, et pour ce qui nous concerne directement, la réhabilitation du
colonialisme (qui va de pair avec la persécution des étrangers dans l’Hexagone).
Indulgence pour les larrons
Ce dernier est désormais présenté non comme le crime qu’il fut du début
(guerres de conquête) jusqu’à la fin (les luttes pour l’indépendance et
la décolonisation), mais comme une simple “faute” qu’il faudrait passer
par pertes et profits. Pis, la nouvelle légende veut que la
colonisation ait été une entreprise bénévole et humanitaire. Prostrés
dans la haine de soi et de la France, voire dans l’ingratitude, les
ex-colonisés, nous dit-on, seraient malheureusement incapables d’en
apprécier en dernière instance les bienfaits puisque, abandonnés à
eux-mêmes, ils n’auraient jamais trouvé la voie du progrès et de la
liberté.
À ce
projet révisionniste s’ajoute, au nom du refus de la repentance, la
disqualification de tout regard critique sur le système colonial et le
déni de toute responsabilité quant aux horribles crimes et atrocités de
l’époque. Je conviens que le contenu de l’histoire (y compris
l’histoire de la colonisation) ne saurait se résumer aux massacres.
Ceci dit, l’on ne peut pas faire comme si la conscience de soi était
une chose, et la conscience de l’injustice ou du dommage causé à autrui
une autre que l’on peut aisément séparer de notre conscience d’homme.
On l’a vu lors de la campagne électorale en France et, plus récemment
encore à Dakar. Chaque fois, le procédé est le même. On commence par
dénoncer et par stigmatiser ceux et celles qui “rougissent de l’histoire de la France” ou la “noircissent” - les “adeptes de la repentance”.
Puis, au nom de la fierté nationale, de l’amour pour la patrie, de la
sincérité et de la bonne foi, on enchaîne par une exaltation en bonne
et due forme des colons. On veut nous faire croire que d’aussi humbles
serviteurs de la mission civilisatrice n’auraient gagné leur vie qu’en
toute honnêteté. Colonisant en toute innocence, ils n’auraient jamais
exploité personne. Au demeurant, ils n’avaient pour dessein que de “
donner l’amour ” à des peuplades asservies par des siècles
d’obscurantisme et de superstitions. Injustice de l’histoire, ils
n’ont, en fin de compte, récolté que la haine et le mépris de ceux au
salut desquels ils sacrifièrent pourtant tout.
Pour Nicolas Sarkozy et les siens, les pertes subies par les colons
français pèsent plus lourds à la bourse de la mémoire que les ravages
et les destructions subis par ceux qui, au prix de mille privations,
d’incessantes humiliations et, parfois, de leurs vies, mirent un terme
à cette nuit de la souffrance humaine que fut la colonisation. Car,
dans la théologie politique des néo-conservateurs français,
l’indulgence pour les larrons doit toujours l’emporter sur la pitié
pour les crucifiés.
Amitiés perfides
La deuxième raison de ma stupéfaction est l’insolence, et surtout
l’arrogance et la brutalité qu’autorise une telle volonté de
méconnaissance. Pour noyer la vérité et jeter la poudre aux yeux de
ceux qui sont distraits, l’on recourt au “raisonnement par les bons sentiments” dont Françoise Vergès (Abolir l’esclavage. Les ambiguités d’une politique humanitaire) a démontré, il n’y
a pas longtemps, la perversité.
En effet, ce discours incohérent (la faute oui, la repentance non) et
vermoulu, mais à la nuque raide - telle est bien la marque déposée du
nouveau conservatisme français. Il se trouve que chez Nicolas Sarkozy
en particulier, ce conservatisme prend de plus en plus des allures
truculentes, à la manière du trop bandant de nos satrapes tropicaux,
comme en témoigne d’ailleurs son penchant pour le maniement de
l’invective sous les oripeaux de l’exhortation, le tout assaisonné
d’imprécations et de déclarations à l’emporte-pièce – le pur épuisement
qui naît d’un vide fondamental.
Car, ce que notre négrophile donneur
de leçons cherche à camoufler derrière les formules convenues telles
que la sincérité ou encore la vérité, c’est avant tout une insoutenable
dose de mauvaise foi que l’on veut faire passer pour de la générosité
et de la franchise. L’amitié dont il se réclame à tue-tête ne porte pas
seulement au flanc la blessure d’une flèche perfide. Et le nouveau chef
de l’État ne cherche pas seulement à manipuler l’histoire de France. Il
veut aussi falsifier la nôtre et les significations humaines dont cette
dernière est porteuse. Ce faisant, et par on ne sait quel pouvoir, il
s’autorise de parler de l’Afrique et des Africains à la manière du
maître qui a pris la mauvaise habitude de maltraiter son esclave et
d’avilir sa chose, et qui ne parvient pas à se déprendre d’attitudes
héritées d’un sinistre passé dont nous ne voulons plus.
Colo-nostalgie
Puis il y a la fourberie. L’on prétend s’adresser à l’élite africaine.
En réalité, l’on ne cesse de faire des clins d’œil à la frange la plus
obscurantiste de l’électorat français - l’extrême-droite, les
colo-nostalgiques, tous ceux-là qui, rongés par la mélancolie
postcoloniale, pensent que quatre ou cinq millions d’immigrés et de
citoyens français d’origine noire et arabe dans un pays de plus de
cinquante-cinq millions d’âmes menacent l’identité française.
Plus grave encore, ce n’est pas comme si le président Sarkozy était
dans l’attente d’une réponse de notre part. Car il y a plus de vingt
ans déjà que Jean-Marc Éla (L’Afrique des villages) a écrit le plus
beau livre sur l’inventivité des paysans africains. Auparavant, Cheikh
Anta Diop, Théophile Obenga, Joseph Ki-Zerbo, Abdoulaye Bathily,
Bethuel Ogot, Ade Ajayi, Adu Boahen, Joseph Inikori, Toyin Falola,
Kwame Arhin et des dizaines d’autres avaient mis en place les
fondations d’une historiographie africaine solide et documentée.
Celle-ci établit, entre autres comment, de tous temps, l’Afrique a fait
partie du monde, y a joué activement son rôle et a contribué ce faisant
au développement des techniques, du commerce et de la vie de l’esprit.
Aux yeux de notre nouvel ami, tout cela ne compte guère. Et pour cause.
Il ne s’adresse pas à nous comme dans un rapport de face-à-face où nous
compterions comme interlocuteurs. En fait, il ne regarde ni ne voit
notre visage. Chez lui, “l’homme noir” est un être abstrait, doté d’une “âme”
certes, mais sans visage, puisque plongé dans les ténèbres de
l’innommé. Quand il prétend dialoguer avec nous, ce n’est pas dans le
cadre d’un rapport moral d’égalité et, par conséquent, de justice.
C’est dans le registre de la volonté de puissance - un je-ne-sais-quoi
de narcissique et d’autant plus triomphaliste qu’il est marqué du sceau
de l’ignorance volontaire et assumée.
L’insolence de l’ignorance
La troisième raison de mon incrédulité est la vision éculée que le
nouveau chef d’état français a choisie, désormais, de véhiculer de
l’Afrique et des Africains. Comme je l’indiquais dans un texte
précédent, cette vision se situe en droite ligne de la dogmatique
raciste du XIXe siècle.
Le président puise à pleines mains dans cette fange, sans la moindre
distance ni ironie. Il répète des pages entières des élucubrations de
Hegel, Lévy-Bruhl, Leo Frobenius, Placide Tempels et autres inventeurs
de “ l’âme africaine ”, construisant au passage sa “vérité” avec les copeaux de l’ethnophilosophie d’hier, comme d’autres avant lui s’investissaient dans
l’ethnozoologie, dans l’espoir de mettre à nu “ l’essence foncièrement animale du nègre ”.
Mais sait-il seulement que l’étroitesse d’esprit caractéristique du
racisme colonial – ce terrorisme avant la lettre – a fait l’objet d’une
critique soutenue par les intellectuels africains eux-mêmes depuis la
deuxième moitié du XIXe siècle ? Sait-il seulement que respecter l’ami,
c’est aussi se référer honnêtement à ses opinions ?
Or, il existe bien une longue tradition de critique interne des
sociétés et des cultures africaines qui aurait pu aider notre
théoricien à développer un argument un tant soit peu vraisemblable.
Encore aurait-il fallu qu’il commence par enlever la poutre logée dans
ses yeux avant de se préoccuper de celle qui encombre l’oeil du voisin.
De ce point de vue, des roitelets nègres ont en effet pris part à la
Traite des esclaves, comme aujourd’hui le cartel des satrapes – dont la
plupart bénéficient du soutien actif de la France - qui participent à
la destruction de leurs propres peuples. Mais que dire donc de la
collaboration française sous l’occupation nazie ? Que dire du régime de
Vichy dont la chute eût été impossible sans la contribution décisive
des gens d’origine africaine (comme le montre l’historien Siba
Grovogui, Beyond Eurocentrism and Anarchy. Memories of International
Order and Institutions), mais dont on copie et reproduit aujourd’hui
les méthodes de classification et de discrimination des personnes par
le biais du ministère de l’identité et de l’immigration ?
Comment se fait-il que celui qui, en France, promeut un type de
relation entre l’identitaire et l’État si proche de l’idéologie de
Vichy et qui ne résiste pas à la tentation de mobilisation de formes de
xénophobie anti-arabe et africaine soit le même qui vienne nous
administrer des leçons d’universalisme dans l’enceinte d’une université
dédiée à un authentique patriote africain ?
Pour être logique avec soi-même, pourquoi ne
va-t-on pas dire aux Israéliens que, quant au fond, les soutiers du
nazisme n’étaient, comme nos colons d’hier, que de pauvres innocents,
des gens honnêtes qui ne voulaient que le bien des Juifs ? Pourquoi ne
va-t-on pas dire à Nelson Mandela que, quant au fond, les tortionnaires
et bénéficiaires du dernier État raciste au monde – l’État d’apartheid
en Afrique du Sud – ne voulaient que son bien ?
On le voit bien, ce petit jeu du révisionnisme est moralement
répugnant. Et Césaire l’avait bien compris, qui dans son Discours sur
le colonialisme, dénonçait déjà, en 1952, “les
voluptés sadiques, les innommables jouissances qui vous friselisent la
carcasse de Loti quand il tient au bout de sa lorgnette d’officier un
bon massacre d’Annamites”.
Une tradition critique
Dans la pensée africaine de langue française, Frantz Fanon (Peau noire,
masque blanc) est sans doute celui qui a fait la déconstruction la plus
convaincante de la sottise raciste tout en proposant les linéaments
d’une humanité fraternelle.
De W.E.B. Dubois à C.L.R. James en passant par Martin Luther King et
Nelson Mandela, de Stuart Hall à Paul Gilroy, Fabien Éboussi Boulaga et
tous les autres, le meilleur de la pensée noire a toujours été rendu
sous la forme du rêve d’un nouvel humanisme, d’une renaissance du monde
par-delà la race, d’une polis universelle où est reconnu à tous le
droit d’hériter du monde dans son ensemble. L’Afrique dont ils se
réclament – ce mot et ce nom – est une multiplicité vivante qui, à
l’instar du mot “Juif”, est lié, dès les origines, au futur de l’universel.
Au cœur de cette pensée, les questions de mémoire sont d’abord des
questions de responsabilité devant soi et devant un héritage. Dans
cette pensée, on ne devient vraiment “ homme ” que dans la mesure où
l’on est capable de répondre de ce dont on n’est pas l’auteur direct,
de celui ou de celle avec qui on n’a, apparemment, rien en partage –
l’assignation à la responsabilité. C’est à cause de cette assignation
principielle à la responsabilité que notre tradition critique s’oppose
fondamentalement à l’antihumanisme et la politique du nihilisme qui
caractérise le néo-conservatisme à la française.
Nicolas Sarkozy
se prévaut de Senghor pour accréditer des thèses irrecevables parce
qu’historiquement fausses et moralement corrompues, marquées comme
elles le sont par le pesant d’antihumanisme qui, toujours, loge au fond
de toute idéologie raciste.
D’abord, il fait semblant d’oublier qu’au moment où Césaire, Senghor et
les autres lancent le mouvement de la négritude, l’humanité des Noirs
est contestée. Les Noirs, à l’époque, ne constituent pas seulement une
race opprimée. Comme les Juifs, il n’y a, alors, pratiquement pas un
seul endroit au monde où ils jouissent de paix, de repos et de dignité.
La lutte, à l’époque, est littéralement une lutte pour l’affirmation du
droit à l’existence.
Cette dimension insurrectionnelle de la critique culturelle, on ne la
retrouve pas seulement chez les penseurs africains. Elle est également
présente chez les penseurs afro-américains et de la diaspora,
descendants d’esclaves et survivants des temps de la captivité dans les
plantations du Nouveau Monde. La gommer aujourd’hui pour ne retenir que
la poétique du royaume de l’enfance, du merveilleux et des forêts qui
chantent relève de la falsification. D’autre part, il est vrai que
quand on se bat pour affirmer son droit d’exister, on a tendance à
recourir à des figures de style fixes et binaires, à des raccourcis
peut-être mobilisateurs, mais sans doute un peu courts sur la longue
durée. Senghor en particulier ne s’en priva guère qui, s’inscrivant
dans la continuité des vocabulaires les plus racistes de son époque,
déclara que l’émotion est nègre comme la raison est hellène. Encore
ouvre-t-il la voie à un dépassement de la race et à la possibilité
d’une réconciliation des mondes, comme on peut le lire dans ses Chants
d’ombre.
Sarkozy oublie par ailleurs qu’aux yeux de nombreux intellectuels
africains, le même Senghor est demeuré une figure polémique. Poète
chanté et reconnu, l’essentiel de sa réflexion philosophique a été
largement réfuté. Comme l’ont bien montré la génération de Marcien Towa
(Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude ?) et de Stanislas
Adotevi (Négritude et négrologues), ce dernier ne concevait pas
seulement la culture comme quelque chose de biologique et d’inné. Pour
bien des penseurs africains anglophones, Senghor se contenta, tout au
long de sa carrière, de faire la politique de la France en Afrique. Ils
estiment, à tort ou à raison, qu’au panthéon des héros africains, c’est
ce qui le distingue de Kwame Nkrumah (Africa Must Unite), Amilcar
Cabral (Unity and Struggle), Cheikh Anta Diop (Nations nègres et
culture) ou encore Nelson Mandela (Long Walk to Freedom).
Plus près de nous, la pensée contemporaine d’origine africaine n’a
cessé de démontrer que s’il existe bel et bien une existence locale,
des catégories vides de sens telles que “l’âme
africaine” ne sauraient en rendre compte.
Paul Gilroy (The Black Atlantic), Édouard Glissant (Poétique de la
relation), Maryse Condé, Françoise Vergès, Raphael Confiant et bien
d’autres ont largement fait valoir qu’il n’y a pas d’identité fixe.
Pour l’ensemble du nouveau roman africain de langue française, d’Alain
Mabanckou à Efoui Kossi en passant par Abdurahman Waberi, Ken Bugul,
Véronique Tadjo, Samy Tchak, Patrice Nganang et les autres, les
identités ne peuvent être que des identités de relation et non de
racines. Le cinéma africain, de Sembène Ousmane à Basseck ba Kobhio,
tout comme la musique africaine n’ont cessé de montrer que l’identité
fixe est source de mort culturelle ; ou encore que le présent et le
futur seront nécessairement hybrides. Dans le domaine des arts et de
l’esthétique, la problématique de la différence est battue en brèche,
comme en témoigne la récente Exposition internationale “ Africa Remix ”
de Simon Njami (voir Africa Remix. Contemporary Art of a Continent).
D’autre part, l’ethnophilosophie, dans
laquelle puise abondamment Nicolas Sarkozy, a fait l’objet d’une
vigoureuse critique. Paulin Hountondji (Sur la philosophie africaine),
Valentin Mudimbe (The Invention of Africa) et Fabien Éboussi Boulaga
(La crise du Muntu) en particulier n’ont cessé de dénoncer la sorte
d’identitarisme qui ne s’obtient qu’en érigeant en trait exclusif les
multiples appartenances dont nous sommes les héritiers.
A la suite du philosophe ghanéen Anthony Appiah (In My Father’s House),
j’ai moi-même sévèrement critiqué l’idéologie victimaire (De la
postcolonie) tout en proposant le concept d’“afropolitanisme” comme antidote à la négritude et au
nativisme. Au demeurant, qui ignore encore aujourd’hui que le recours à
des poncifs tels que “ l’âme noire ” ou l’“ authenticité africaine ”
sont, avant tout, des manières pour les régimes corrompus et leurs
élites politiques et intellectuelles de se prévaloir de la différence
dans l’espoir de légitimer leur brutalité et leur vénalité ? N’est-il
pas vrai, par ailleurs, qu’à cet esprit de la vénalité “ coopèrent ”
sans vergogne et depuis la décolonisation bien des réseaux français
qui, pour l’occasion, ne s’embarrassent guère de la couleur de la peau
?
Par
ailleurs, beaucoup d’entre nous, de Frantz Fanon à Françoise Vergès (La
république coloniale), avons toujours dit que la repentance et la
réparation produisent des victimes. La vulgate de la repentance
perpétue l’image de l’autre comme corps non parlant, comme corps sans
énergie ni vie. Et cela, ce n’est pas nous. Car nous ne sommes pas
seulement des victimes de notre propre drame. Nous en sommes également
des acteurs et des témoins.
Pouvoir de nuisance
Plus que jamais, les relations entre la France et l’Afrique seront des
liens consciemment voulus et non plus imposés. À leur fondement se
trouveront des valeurs morales et éthiques, ou alors ce ne seront pas
des liens du tout – un simple pouvoir de nuisance.
Si la France persiste dans son autisme, c’est-à-dire son refus de
comprendre le monde et d’avoir du génie dans son rapport avec
l’Afrique, alors nous ne l’écouterons point. Pour l’heure, le projet
néo-conservateur français pour l’Afrique tel qu’énoncé par Nicolas
Sarkozy à Dakar n’est pas une invitation à bâtir une société humaine,
un langage commun, encore moins un monde commun. Parce qu’il se
contente de reproduire les sottises qui divisent, ce projet n’est pas
une invitation à faire ensemble l’expérience de la liberté.
Voilà pourquoi il faut s’y opposer dès maintenant, sans crainte, mais
avec courage, intelligence et fermeté. Parce que si on laisse faire, le
prix à payer sera, mine de rien, très élevé pour les Africains.
Achille Mbembe in Le Messager, le 10 août 2007